V. Décompensation psychotique

 

5.1. Hallucinations

 

Tout au long du film, les hallucinations de plus en plus présentes de Nina signent sa perte de plus en plus grande avec la réalité.

 

5.1.1. Projections hallucinatoires

Cela commence de manière presque anodine avec le bruit du métro qui ressemble à un bruissement d'ailes.

 

Puis elle voit une jeune femme qui l'interpelle car elle est dans la même posture qu'elle, lui ressemble (même si elle n'arrive pas à voir son visage) et fait des gestes en miroir à ceux de Nina. On sent un instant Nina qui s'inquiète, puis la femme sort du métro à une station et elle est soulagée. Mais on apprend plus tard que c'était Lily, une nouvelle danseuse de la compagnie, qui va devenir la représentation de sa subpersonnalité refoulée contre laquelle elle va lutter et, également un support de projection paranoïaque. Ainsi, on peut imaginer qu'avoir l'impression que Lily faisait les mêmes gestes qu'elle dans le métro était halluciné.

 

Tout comme lorsqu'elle croise sur un pont une femme qu'elle voit comme elle-même habillée en noire, sûre d'elle, les cheveux lâchés ; la jeune femme existait bien sur ce pont, mais c'est Nina qui a projeté dessus sa subpersonnalité refoulé.

 

Également très parlante, son hallucination sur les dessins de sa mère : tous les visages qui s'animent et crient « c'est à mon tour ! ». A ce moment, la subpersonnalité refoulée de Nina prend le pas sur elle : trop longtemps refoulée, elle veut s'exprimer maintenant et être aux commandes.

 

5.1.2. Hallucinations schizophréniques

Ensuite, ces hallucinations apparaissent sans support.

La scène de la baignoire représente bien la projection à l'extérieur sous forme hallucinatoire de sa partie pulsionnelle, qu'elle n'arrive à intégrer à son Moi. Nina est dans l'eau et commence à se caresser, comme un essai d'intégration justement de ses pulsions sexuelles, mais elle s'arrête et plonge sous l'eau de honte. En faisant ça, Nina vient de se cliver de sa pulsion, qui du coup est projetée à l'extérieur sous forme d'hallucination : elle voit son double au-dessus d'elle.

 

Ce double est représenté soit par Lily, soit par une autre image d'elle-même : plus sûre d'elle, agressive, séductrice, omnipotente.

A la fin du film, c'est cette partie refoulée qui gagne car quand Nina danse le rôle du cygne noir, elle n'est plus que cette partie noire. Alors qu'elle pense s'en être débarrassée en la (Lily) tuant dans la sa loge, c'est en fait Nina qui s'est tuée elle-même.

 

 

5.2. Projections paranoïaques sur Lily

 

Nina projette sur Lily sa subpersonnalité refoulée. Elle est attirée par elle dans un élan de complétude et d'intégration de sa partie noire refoulée. Mais d'un autre côté, sa partie blanche (« au pouvoir » jusqu'ici) se sent menacée par cette partie libre et sensuelle et, projette ce sentiment de persécution sur Lily. Cela est particulièrement visible lorsqu'elle essaye d'expliquer à Thomas que « Lily ne peut pas être sa doublure, car elle en a après elle », qu'elle va prendre sa place. Elle parle à ce moment-là en fait de ce qui se passe dans son psychisme : la lutte de pouvoir entre ses subpersonnalités opposées, entre son Moi fragile sous la coupe de son Surmoi et assailli par son Ça puissant.

On peut noter d'ailleurs que l'inconscient de Nina a choisi Lily comme support de sa projection en raison probablement des remarques de Thomas qui la pointe à Nina comme modèle à atteindre pour elle pour réussir à jouer le cygne noir, mais aussi parce qu'elle a un tatouage d'ailes dans le dos. En effet, les plumes qui poussent dans son dos sont aussi la manifestation de sa subpersonnalité refoulée qui se déploie en perçant sa (son Moi-)peau fragile.

 

 

5.3. Un Moi fragile pas assez contenant

 

5.3.1. Un Moi qui n'a pu se fortifier

La posture infantilisante de la mère n'a pas favorisé la construction d'un Moi fort et stable chez Nina. Aussi, elle mène une vie où elle est toujours contenue par l'extérieur. Elle passe du contenant infantilisant de l'appartement maternel au contenant d'ordre groupal de la compagnie de ballet (on parle d'ailleurs de corps de ballet), qui est pour elle probablement une continuité de sa mère.

Elle ne vit pas une vie autonome. « Vis un peu ! » l'encourage Lily pour l'inciter à sortir (de sa bulle contenante). En suivant Lily, Nina met en danger sa structure psychique qui jusque-là tenait grâce à des mécanismes obsessionnels et une allégeance à la toute-puissance de sa mère. La drogue et l'alcool (qui sont également une recherche de fusion primaire bonne avec la mère) abaissent ses défenses obsessionnelles et entre-ouvrent un peu plus la porte à ses pulsions.

 

5.3.2. Fonction contenante du Moi-peau

Le trait d'union entre les deux espaces dans lesquelles Nina évolue est la danse, discipline dans laquelle la douleur physique est omniprésente.

On peut rapprocher ça de la théorie du Moi-Peau d'Anzieu, et plus particulièrement de la fonction contenante de la peau (éveillée chez le tout-petit par les soins du corps procurés par la mère : le concept de « handling » winnocottien). Si cette fonction est défaillante, alors, l'individu peut éprouver une angoisse d'une excitabilité pulsionnelle diffuse, permanente, éparse et non apaisable. Il cherche alors une enveloppe substitutive, dans la douleur physique ou dans l'angoisse psychique. Dans le cas de Nina, on peut se demander si la souffrance causée par la danse n'est pas aussi une tentative de restauration d'une enveloppe psychique contenante dysfonctionnelle.

 

Les scènes du film où l'on voit Nina extraire de sous sa peau des plumes, peuvent être la représentation de cette enveloppe qui ne tient pas, qui commence à être percée par ses pulsions qui vont déborder son Moi.

 

5.3.3. Fonction de maintenance du Moi-peau

Le Moi-peau remplit également une fonction de maintenance du psychisme (elle est dépendante de la manière dont la mère soutient son enfant : concept de « holding » winnicottien »). Le bébé a besoin de pouvoir s'appuyer sur le corps maternel « objet-support » en toute sécurité, c'est-à-dire en étant sûr d'avoir des zones de contact étroit et stable avec la peau, les muscles et les paumes de la mère.

Cette identification primaire à l'objet-support s'effectue à travers 2 postures : dos de l'enfant contre le ventre de la mère et ventre de l'enfant contre le dos de celle-ci. Il est intéressant de noter que si la première de ces postures est défaillante, l'enfant ne se sent pas protégé sur ses arrières (le dos étant la seule partie de son corps qu'il ne peut pas voir), or c'est bien son dos que Nina gratte continuellement et d'où elle extrait finalement une plume.

Anzieu évoque aussi les cauchemars que font les enfants fiévreux, d'une surface qui se plisse, se gondole, pleine de bosses et de creux, qui ondule. Là, on pense à la scène de sexe (hallucinatoire) entre Nina et Lily, où la peau de Nina semble vibrer et passer de l'aspect d'une peau humaine à la « chair de poule », qui est bien pleine de bosses.... Par ailleurs, on voit encore une fois comment le réel de son rôle de cygne vient percuter son intrapsychique.

 

5.3.4. Frontières trop rigides

Si l'on réfléchit en terme de frontières, on peut dire que Nina a mis en place des frontières trop hermétiques pour lutter contre l'intrusion de sa mère. De ce fait, lorsque que ça craque, ça craque d'un coup, violemment, ce qui l'emmène sur le versant psychotique.

A contrario, on peut se demander si Nina avait eu des frontières trop poreuses, si cela lui aurait évité ce basculement dans le folie. En effet, on pourrait imaginer qu'elle aurait été débordée d'affects et n'aurait pas été capable de tenir son rôle, mais au moins cela aurait constitué une soupape de sécurité, qui lui aurait peut-être permis de rester sur un versant, sinon névrotique, état-limite. Elle n'aurait pas connu la consécration de danser le rôle de sa vie, mais serait peut-être restée en vie.

 

 

5.4. La schizophrénie

 

Le Moi fragile et pas assez contenant de Nina finit par craquer lorsque ses mécanismes de défenses habituelles (obsessionnels) ne font plus le poids face à la poussée pulsionnelle. Que ce soit un retour momentané à un stade antérieur à l'établissement d'une frontière saine entre l'intérieur et l’extérieur (phase schizo-paranoïde) ou l'avènement d'une psychose en latence jusque-là ; on voit les signes d'une schizophrénie : clivage, projections, perte de la notion de réalité.

On note d'ailleurs que cette pathologie apparaît à l'adolescence et Nina, même si elle a davantage l'âge d'une jeune adulte que d'une adolescente, entame justement à ce moment-là sa crise d'adolescence face à sa mère.

 

Selon Michèle Benhaïm, le fantasme d'une mère « j'ai tué mon enfant » se concrétise par une culpabilité irreprésentable et engendre des comportements de « folies maternelles » comme la folie sourde par exemple. L'enfant pour cette mère est son unique objet d'amour. Elle lui donne trop et aspire à la fusion avec lui. Cet enfant ne manque de rien pas même du manque nécessaire pour se construire. La mère, quant à elle, se sent persécutée, renversant les rôles : « cet enfant, il me tue ». Si les deux parents partagent ce rêve, l’enfant ainsi objectivé par sa mère peut atteindre la psychose. Dans le cas de Nina, le père est absent, mais on peut facilement retrouver dans cette description les caractéristiques de la mère de Nina.

 

Dans tous les cas, on imagine aisément les double-messages dont a pu être victime la petite Nina (cf. paragraphe sur l'ambivalence de sa mère), qui est également une des causes de la psychose.

 

D'autres auteurs mettent en relation l'apparition de la schizophrénie avec l'absence du père :

- Da Silva a réalisé une étude en 1963 sur les parents de schizophrènes qui montre que l'absence du père est un facteur favorisant la schizophrénie,

- Green constate également lors d'une enquête sur le milieu familial des schizophrènes, une annihilation de l'image du père pour l'enfant,

- Dolto, quant à elle, insiste sur l'importance du transgénérationnel et attribue la psychose de l'enfant moins à l'absence actuelle de père mais à une absence antérieure dans la vie affective et mentale de la mère.